La Prohibition de l’alcool, un échec qui n’a pas servi de leçon

L’interdiction des drogues et son échec retentissant connaît un précédent historique fort instructif qui peut servir d’exemple et de mise en garde. En effet, la drogue la plus communément consommée et socialement la mieux admise – l’alcool – a connu, principalement aux États-Unis, une période d’interdiction stricte, dont l’Histoire se souvient sous le nom de Prohibition, et qui a également « fêté » son centenaire récemment.

A police raid confiscating illegal alcohol in 1925 / Archives of Ontario

Il est intéressant de noter que l’origine de la Prohibition est surtout morale : elle a été obtenue graduellement, suite à de patients efforts de lobbying, par des ligues de vertu et de tempérance le plus souvent issues du monde chrétien. Constatant les effets néfastes de l’alcool (violences, notamment conjugales, conséquences sanitaires, etc.), ces organisations y voyaient un problème davantage moral que sociétal, et ont par conséquent milité, avec succès, pour son interdiction pure et simple.

Entre 1920 et 1933, la production, l’importation, le transport et la vente d’alcool furent interdits aux États-Unis en vertu du 18e amendement à la Constitution. Cette mesure plutôt radicale eut de nombreuses conséquences, dont forcément certaines qui n’étaient pas escomptées. Comme on l’imagine, la consommation d’alcool n’a pas cessé du jour au lendemain sur simple décret. Elle est passée dans la clandestinité, dans les fameux speakeasies ou bars clandestins (parfois munis de caves secrètes et de passages souterrains), ou liée à une production ‘maison’ artisanale de qualité douteuse. Elle a également été délocalisée sur des bateaux spécialement aménagés ancrés au large des eaux territoriales.

Pour approvisionner ces débits clandestins, l’alcool de contrebande était produit dans des conditions aléatoires et sans contrôle de qualité, et était donc souvent frelaté. Il s’en est suivi de nombreux cas de lésions cérébrales, entraînant notamment la paralysie et la cécité, voire des décès. Les accidents de production – incendies et explosions – entraînés par les conditions de production clandestine n’étaient pas rares. Toute cette activité économique récemment poussée dans l’illégalité était un cadeau tombé du ciel pour les organisations criminelles : Al Capone, le plus célèbre des mafieux, doit le développement de son empire à la Prohibition. Les mafias contrôlaient la filière, de la production aux débits clandestins en passant par l’importation et la distribution. Et pour éviter les conséquences répressives et judiciaires, elles s’employaient habilement à infiltrer et à corrompre les institutions chargées de les traquer. Dès lors, les efforts et budgets colossaux investis pour faire respecter la Prohibition et coffrer les contrevenants s’avéraient lamentablement inefficaces…

Enfin, outre par son coût policier et judiciaire, la Prohibition affaiblissait les finances publiques par le manque à gagner qui résultait du passage de tout un secteur économique aux mains des organisations criminelles : la manne fiscale liée au secteur de l’alcool s’était évaporée.

Tous ces éléments ne sont évidemment pas sans rappeler la situation actuelle avec les drogues illicites. Dans les deux cas, il s’agissait de consommations largement répandues, interdites pour des raisons morales en dépit du bon sens et de tout souci de faisabilité et d’efficacité. Une loi inapplicable est non seulement forcément peu appliquée, mais de manière plus générale, elle déforce auprès des citoyens la loi et la crédibilité de l’État de droit, d’autant plus lorsqu’il s’avère que certains notables n’appliquent pas eux-mêmes les lois qu’ils édictent. De plus, force est de constater que l’interdiction d’un psychotrope, loin d’en enrayer la consommation, a pour seule conséquence d’en empirer les effets néfastes, qu’ils soient sanitaires ou sociaux.

A bien y réfléchir, la différence majeure entre la prohibition de l’alcool et celle des autres drogues est la pérennité de cette dernière. Et cette différence-là pourrait tenir à un élément socioculturel déterminant : l’alcool est une substance non seulement largement répandue (certaines autres drogues le sont également), mais également très largement consommée par les élites. Chaque drogue illicite, par contre, a été identifiée à un moment de l’histoire comme étant la substance de prédilection d’une minorité pauvre, et à ce titre l’interdiction était un moyen de contrôler facilement des populations jugées potentiellement dangereuses. Aux États-Unis, la guerre contre les drogues alimente, ces dernières décennies, le secteur carcéral (de plus en plus privatisé) en victimes aussi démunies que lucratives, qui ont commis des « crimes » souvent sans victimes. Une raison supplémentaire pour faire cesser cette ignominie au plus vite et envoyer la « war on drugs » rejoindre la Prohibition aux oubliettes de l’Histoire.

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